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Si tu devais

poser la première pierre ?

 

Pour bâtir la Muraille de Chine, la Porte du Retour, une Nouvelle Terre, un édifice, la paix, un stade, un bonhomme. Elle serait couverte de mousse. Elle serait un arbre fossilisé.

Et c'est ainsi, avec des sacs de pierres dans nos têtes

que nous avons sillonné les Anses d'Arlet.

Il y a ceux qui traversent des communes sans les regarder, s'y arrêtent pour juste pour visiter une ma-tante, y acheter leur poisson ou y prendre un bain de mer. Et il y a nous, gens de la trace qui traversons les bourgs en passant par toutes les ti-wèt, nous arrêtant sur chaque façade, chaque plaque, chaque recoin du paysage.

Ce matin, aux Anses d'Arlet, on avait décidé de poser notre regard et nos pierres dans les dents creuses de la ville pour bâtir de nouveaux édifices, d'autres rêves. Pour déposer quelque chose de soi et littéralement marquer son territoire.

Un chantier commence inévitablement par un inventaire. Consigner tout ce qui pétille au regard, tout ce qui soulève des émotions, tout ce qui déclenche de profondes réflexions. Tout cela... qui un jour disparaitra. Parce qu'on le sait, maintenant : rien ne dure toujours. Même le soleil, le soleil se rétrécit de jour en jour, juste un peu moins vite que l'amour, que les vieux, les vieilles*... Quand la ville sera morte, à quoi rendrons-nous hommage ? Aux papillons, au cinéma Atlas, aux épines des fleurs, aux neg mawon ? 

Les chantiers sont aussi intérieurs. Pour nos vies à bâtir, notre en-dedans intime, combien de murs à démolir ou à renforcer ? Comment construire son for intérieur ? Peut-être en retombant en enfance, en tombant dans le sable, en y enfonçant les mains pour ériger ex nihilo des châteaux forts sans murs ou tellement reliés aux uns et aux autres qu'ils deviendraient des passerelles.  

Pendant le repérage, le silence sur la plage désertée du bourg, le clapotis des vagues et la sensation que le monde, ce mondé, cette plage était à nous, à nous seules, entre nos mains seules, sous nos pieds... nous avait inspiré cette écriture sur nos for-intérieurs, nos forts de sable.

Et puis, dimanche est arrivé. Le parking, la veille vide, est plein à craquer. Moun, moun, moun ! An lo moun aux Anses d'Arlet ! Des fidèles en costume chantant dans l'église, des cloches faisant la vwa déyè, des bonhommes écoutant du konpa, des badauds, des enfants joyeux, des nageurs participant à une compétition... Sur le bras et le dos d'une compétitrice, le numéro 165. J'en déduis qu'ils sont au moins 165 nageurs sur la plage, notre plage ! dans l'eau, notre eau ! sur le ponton, sur notre ponton ! sous les carbets, sous nos carbets ! partout, tout-partout même dans nos têtes ! Effectivement, rien ne dure toujours. Où est la ville que j'aimais ? Où est le silence de cette ville qui nous tant avait inspirées, Isabelle et moi ?

Entre-temps, Shakina, 19 ans a pris ses jambes à son cou. Ce n'est pas la foule qui l'a fait kouri-chapé, mais la lenteur de nos pas. Elle n'avait pas vu que dans "rando-écriture", il y avait "écriture" et pensait que l'on marcherait vite, qu'on irait loin, qu'on aurait des courbatures après, des points de côté pendant et une rage de franchir les premiers ou en sueur une ligne d'arrivée. Dans la Trace, ce n'est pas la sueur qui coule, mais l'encre ! Les points ne sont pas de côté mais en bout de phrases et, après l'effort, ce ne sont pas des courbatures que l'on ressent, mais une courbure de l'esprit, une inclinaison pour la poésie de toute chose. Ces Anses, malgré l'afflux, invitent à cela, à étirer nos imaginaires comme on étire un muscle engourdi. Rendez-vous dans 20 ans la Belle, sur une autre trace que j'espère tu ouvriras.

En attendant, plan en main, nous cheminons dans la ville : ici, une Mairie des Pirates des Caraïbes à construire. Là, l’Épicerie des Grands éclats de rire à ouvrir, la Poste des Âmes prêtées aux oiseaux à inaugurer. Par-là, la Chapelle du Tout-Monde, le dancing des Énigmes du retour, la nouvelle Gare, l'Observatoire du Temps qui passe. Et face à la mer, l'Hôtel des Neg Mawon à ériger. En passant près de la rivière, Isabelle et moi rappelons au souvenir Julien. Il y a 2 ans, lors de notre premier big Chantier aux Anses d'Arlet, il avait construit, là, le Pont des Cœurs brisés, avant de s'en aller. Ren ne dure toujours, sinon le souvenir.

C'est Tom, 13 ans, qui a pris le chantier de la Mairie en main. Le seul homme du groupe s'est précipité pour être maire ! Ah les hommes, on ne les refera pas : même en minorité, ils briguent le poste de chef ! Ah moins que ce ne soit nous qui leur ouvrons la voie pour de telles ambitions ! Lui, Tom serait un chef sanguinaire, dit-il. "Je couperai la tête à tous ceux qui ne sont pas d'accord". Et bien bon, on n'est pas sorti de l'auberge. Décidément, ce n'est pas une ville qu'il faut reconstruire, mais tout un monde, avec des pierres molles, des mains tendues, des coeurs grands ouverts et le bruit de la mer pour avaler les arrogances et les esprits de conquête.

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Conte, rendu by manzelKa

* Michel Jonasz, "Ya rien qui dure toujours"

avec Sabine, Dolina

Tom, Hermence

Dalila, Yolande,

Shakina la plume filante, Myriam

& Béatrice

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extraits des œuvres lues pendant la trace

Derek Walcott - LE ROYAUME DU FRUIT-ÉTOILE (1979)

Lyonel Trouillot - OÙ EST LA VILLE QUE J'AIMAIS, in anthologie de poésie haïtienne  contemporaine (Ed. Points 2015)

James Noel - LA MIGRATION DES MURS, in anthologie de poésie haïtienne  contemporaine (Ed. Points 2015)

animatrices

Isabelle

& Véronique Kanor

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