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Si tu étais un monument ?

 

Je serais Notre-Dame-de-Paris, la Tour Eiffel, un fromager en fer forgé, une gare, une mairie avec les 3 mots magiques Liberté-Egalité-Fraternité, une cascade, nulle part...

Et c'est ainsi, avec nos monuments classés dans le désordre de notre imaginaire, que nous avons marché dans Saint-Esprit.

Que reste t-il des hommes et des femmes, de leurs rêves, de leurs certitudes, de leur désir de changer le monde, de changer de monde ? Que reste-t-il de leur monde ? Des dates que l'on apprend en classe, des pierres que l'on prend en photo, des phrases qui tournent en boucle, qui nous servent parfois de guides, des on-dit, des bouts de ferraille, des  noms que se refilent les générations ?

Sur le monument aux morts, deux rangées de noms rappellent que le premier de tous les monuments n'est pas en pierre mais en os. Nos ancêtres ont forgé des valeurs, une culture, des traditions... Sur leurs os empilés, nous poursuivons l'ouvrage en rajoutant des humeurs, en comblant les trous ou en créant de nouveaux Je sais quelles pierres Man Nès, la mère de mon père, a laissées en moi : le goût de danser dans le salon, autour de la table, même seule, l'après-midi. "Brennen ba Man Nès" disait- elle et ses yeux riaient. Les noms de mes morts ne sont consignés sur aucun monument, mais dans mon corps. Ce ne sont pas des noms tombés au champ d'honneur, mais vivants dans un champ de bonheurs. Même ceux que j'ai oubliés, même ceux que je n'ai jamais sus. Devant le monument aux morts de la Commune du Saint-Esprit, c'est aux miens que je pense en lisant les noms des autres : Rose, Toto, Coique, Élie... Je remarque 2 prénoms de femme : Modestine et j'ai oublié l'autre. Mais peut-être était-ce des hommes, ces deux-là...

Nous avançons dans Saint-Esprit à petits pas, à pas de fillettes. Elles sont 3, aujourd'hui, à marcher avec leur bloc-notes, leur espièglerie, leurs façons. Savent-elles qu'elles sont les lieux où se bâtit la mémoire des adultes ?

Je ne sais pas si c'est elles qui nous suivent, ou nous qui les suivons. Nous marchons, elles bifurquent. Nous bifurquons, elles s'arrêtent. Nous nous arrêtons. Comme nous, elles ramassent les matières premières qui leur permettront d'ériger leur monument. Des bouts de bois rose, des fleurs fanées, des absences de fenêtres... 

Parmi les monuments officiellement déclarés comme tels, il y a la mairie, magnifique avec ce rose épuisé, ces planches de bois qui semblent tenir plus par romantisme que selon un principe logique.

Il y a le marché et surtout ses marches pierreuses qui racontent l'avant.

Il y a cette église tout droit sortie d'un conte de fée épuisé en stock, où le Diable meurt crucifié à la fin, où la belle embrasse son beau en lui donnant le Bondieu sans confessions (si elle savait...) et où tous les morts, même les mauvais morts, sont assurés de paradis, Après tout, tant de beauté, forcément, absout tout péché.

Et il y a l'abattoir. Seul un panneau "Attention danger" écrit en rouge-palot indique sa présence. Les murs, mangés par des herbes hautes, cachent leur désarroi. Hantant les lieux, un chat momifié et des yenyens aigris qui nous attaquent... Peut-être les esprits des animaux mal-morts venus piquer nos mollets et nos inconscients bêtement carnivores. Devant la ruine, une question se pose : Qui a abattu l'abattoir ? Une bande de ravets ? La veuve de Mr Cabri ? Le silence ? Une vieille pierre dans le mur du fond ou bien la pierre de voute ? Chacune a son idée. Et c'est particulièrement beau de voir Noa, en panne d'inspiration, mettre sa petite sœur de 6 ans au travail ("Elle a plein d'imagination ! je lui fais confiance !") et écrire, sous la dictée, l'histoire que celle-ci lui conte. Bâtir en complicité sistanelle !

En contre-bas, la rivière engloutit le souvenir des agonies en chantant la vie et en rigolant d'une voix de clochette. Ce sont les arbres qui la chatouillent de leurs orteils ! Édouard Glissant disait, d'ailleurs, que seuls les arbres faisaient monument en Martinique. Pourquoi pas... Ils courent si haut ! Mais en regardant, dans le couchant, les 3 fillettes grimper sur une structure métallique, je vois déjà qu'elles veulent dépasser les arbres, voum rooh / s'envoler / plus haut que le frisson plus haut que les sorcières vers d'autres étoiles exaltation féroce de forêts"* Et je me plais à croire que demain, ce seront Elles, nos monuments.

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Conte, rendu by manzelKa

avec Yasmine

Anna, Noa

Marie-Noelle,

Pierrette sans son chacha et Léa

grand merci

à Yaissa Bolivar et Jean-Marce Eudaric

à la médiathèque du Saint-Esprit

et à la Ville du Saint-Esprit

d'avoir proposé et mis en œuvre flap-flap

tous les moyens pour réaliser cette trace !

Capture d’écran 2020-09-20 à 22.18.54.

extraits des œuvres lus pendant la trace

Edouard Glissant - POÉTIQUE DE LA RELATION (Ed. Gallimard,1990)

Lyonel Trouillot - OÙ EST LA VILLE QUE J'AIMAIS, in anthologie de poésie haïtienne  contemporaine (Ed. Points 2015)

Edouard Glissant - L'INTENTION POÉTIQUE (Ed. Gallimard 1997)

Patrick Chamoiseau - LA MATIÈRE DE L'ABSENCE (Ed. Seuil 2016)

Daniel Maximin - L'INVENTION DES DÉSIRADES (Ed. Points 2009)

* Cahier d'un retour au pays natal, Aimé Césaire

animatrice

Véronique Kanor

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